Environnement
RAPPORT
55 min

Mettre un prix sur la pollution pour mieux décider

Comment intégrer un coût social du carbone aux politiques québécoises

Rapport
Communiqué de presse
Methodologie
6 mars 2025

En bref

Mettre un prix sur la pollution pour prendre les bonnes décisions…

  • Dans la lutte aux changements climatiques, les mécanismes de prix sont particulièrement efficaces pour orienter les décisions des acteurs – ménages, entreprises, gouvernements – vers les meilleurs comportements et investissements. Ils offrent plus de flexibilité que la réglementation et sont souvent moins coûteux que les subventions.

  • Il existe deux principaux outils pour internaliser le « coût de polluer » : la tarification du carbone (taxe ou système d’échange), qui fixe un prix explicite sur les émissions, et la prise en compte d’un coût social du carbone (CSC), qui reflète plutôt les impacts sur la santé, l’environnement et la qualité de vie.

  • Le Québec dispose d'un système d'échange de droits d'émission (SPEDE), mais l'intégration systématique du CSC dans ses analyses coûts-avantages permettrait de mieux valoriser les projets sobres en carbone. Le gouvernement, en tant que législateur et important donneur d'ordres, pourrait montrer la voie en appliquant le CSC dans l'évaluation de ses projets et réglementations.

…et pour être plus équitable entre les générations

  • Les changements climatiques amplifient plusieurs formes d'inégalités entre générations, individus et nations. Le coût social du carbone (CSC) vise avant tout à corriger l'iniquité intergénérationnelle, en comparant coûts présents et bénéfices futurs via un taux d'actualisation.

  • Si le CSC aide à protéger les générations futures, son application doit aussi tenir compte des disparités socioéconomiques actuelles. Les mécanismes de tarification du carbone doivent intégrer des mesures compensatoires pour les ménages vulnérables afin d'assurer une transition juste et équitable.

Estimer le coût social du carbone : un exercice complexe aux résultats variés

  • La tarification du carbone vise à réduire directement les émissions, tandis que le coût social du carbone (CSC) évalue plus largement les dommages environnementaux et sociétaux par tonne de CO₂, jouant ainsi des rôles distincts, mais complémentaires.

  • Le calcul du CSC repose sur des modèles d'évaluation intégrée complexes qui prennent en compte de nombreuses variables (impacts sur la santé, l'agriculture, les infrastructures, la biodiversité) générant des estimations qui varient selon la méthodologie et les hypothèses retenues.

Un outil encore peu utilisé au Québec

  • Alors que plusieurs juridictions, dont le Canada et les États-Unis, intègrent systématiquement le CSC dans leurs analyses coûts-avantages, son usage au Québec reste limité à un seul ministère, soit le ministère des Transports et de la Mobilité durable.

  • À 116 $ la tonne, la valeur du coût social du carbone utilisée au Québec apparaît modeste, même face aux États-Unis où elle se situe en moyenne à près de 200 $. Cette évaluation conservatrice risque de sous-estimer les véritables impacts des émissions de GES dans les décisions publiques.

Coût social du carbone : enjeux et opportunités pour les politiques climatiques du Québec

  • L'expérience du ministère des Transports dans l'intégration du CSC pourrait aider d'autres ministères à adopter cette approche en fournissant un modèle pratique et des leçons concrètes sur son application dans le contexte québécois.

  • L'intégration systématique du CSC dans les politiques québécoises viendrait complémenter le SPEDE existant, permettant une meilleure évaluation des impacts économiques et environnementaux des émissions de GES à long terme, comme l'ont démontré d'autres juridictions.

  • Pour faciliter l'adoption du CSC, le Québec pourrait s'appuyer sur la méthodologie d'Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), tout en établissant un cadre réglementaire robuste pour assurer la cohérence des pratiques et la résilience face aux changements politiques.

Les outils de tarifications actuels par rapport au CSC

  • Les mécanismes de tarification explicite du carbone – taxe ou marché – suivent une logique distincte de celle du coût social du carbone (CSC). Néanmoins, pour mieux refléter les dommages réels des émissions, il serait souhaitable que ces prix se rapprochent des estimations du coût social.

  • Si la taxe carbone fédérale, à 80 $/tonne, s’approche de certaines estimations du CSC, le prix des droits d’émission dans le SPEDE (53 $/tonne) demeure largement inférieur à toute évaluation du CSC.

À propos

Soutenu financièrement par le Fonds d’action et de sensibilisation pour le climat d’Environnement et Changement climatique Canada, l’Institut du Québec a entrepris, en collaboration avec Delorme Lajoie Consultation et Dunsky Énergie + Climat, un vaste projet visant à développer et à diffuser de l’information socioéconomique nouvelle et opérationnelle afin de favoriser les trajectoires vers la carboneutralité. Ces travaux ont pour objectif d’appuyer les parties prenantes dans la définition et la révision des politiques publiques qui influencent ces trajectoires.

Ce projet s’articule autour de trois axes dont chacun s’adresse à un groupe particulier. Le premier axe, qui interpelle plus particulièrement les entreprises et différentes industries, propose des avenues pour concilier les objectifs de création de richesse et de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Le deuxième axe, dont il est question dans ce document, est destiné aux gouvernements et se penche sur la façon dont le concept du coût social du carbone peut être intégré aux politiques publiques. Enfin, le troisième axe du projet porte sur les individus et les ménages et vise à trouver les meilleures avenues pour soutenir leurs efforts de réduction des émissions de GES en fonction de leur réalité socioéconomique.

Tout au long du projet, l’équipe de recherche est accompagnée par un comité consultatif multidisciplinaire.

Paul Lanoie - Ancien commissaire au développement durable du Québec du Vérificateur général du Québec et professeur-chercheur à la retraite de HEC Montréal

Jean-François Léonard - Représentant, Réseau Environnement

Mustapha Ouyed - Vice-président du conseil d'administration, Conseil patronal de l'environnement du Québec

Pierre-Olivier Pineau - Professeur titulaire, titulaire de la Chaire de gestion en énergie, HEC Montréal

Charles Séguin - Professeur agrégé, UQAM

Andrea Vallejos - Coordonnatrice en modélisation énergétique, ministère de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie du Québec

Johanne Whitmore - Chercheuse principale, Chaire de gestion en énergie, HEC Montréal

Introduction

Les changements climatiques confrontent le Québec à un défi majeur en matière de politiques publiques. Le récent recul sur la tarification du carbone – du moins pour les ménages canadiens – au palier fédéral, tant du côté conservateur que libéral, illustre la complexité d’implanter des mesures environnementales, même lorsqu’elles sont reconnues comme efficaces et accompagnées de compensations. Dans un contexte où les États-Unis tardent à agir, le Québec pourrait être tenté de modérer ses ambitions climatiques pour préserver sa compétitivité économique.

L’appui du public aux enjeux environnementaux suit historiquement un cycle lié à la santé économique : il s’intensifie en période de prospérité et s’effrite quand le portefeuille est sous pression, comme c’est le cas actuellement avec la hausse du coût de la vie et l’instauration de tarifs douaniers. Malgré ces fluctuations, le soutien aux actions climatiques demeure important. Le Québec maintient d’ailleurs ses objectifs ambitieux, soit une réduction des émissions de 37,5 % d’ici 2030 par rapport à 1990 et l’atteinte de la carboneutralité en 2050.

Le défi des prochaines années sera donc de concilier trois impératifs : la nécessaire réduction des émissions de GES, le maintien de l’acceptabilité sociale dans un contexte économique plus difficile, et la préservation de la compétitivité des entreprises face à des juridictions moins contraignantes. La clé réside dans l’orientation des décisions des agents économiques – ménages, entreprises et gouvernements – vers la décarbonation.

Les économistes s’accordent généralement sur l’efficacité des mécanismes de prix pour atteindre ces objectifs tout en minimisant les distorsions économiques. Ces mécanismes de prix se déclinent sous la forme de deux grandes catégories d’outils. D’une part, les outils explicites de tarification, comme la taxe carbone fédérale et le système de plafonnement et d’échange des droits d’émission (SPEDE) du Québec, visent à inciter directement les émetteurs à réduire leurs émissions en rendant la pollution plus coûteuse que les solutions de rechange. D’autre part, certains outils cherchent à refléter les dommages réels causés par les émissions de GES. Cette seconde approche, connue sous le nom de « coût social du carbone », vise à intégrer les impacts économiques et sociaux des émissions dans les décisions gouvernementales, notamment dans l’analyse coûts-avantages des investissements en infrastructure et des nouvelles réglementations.

Si le concept de coût social du carbone a fait l’objet de nombreuses analyses théoriques, son application pratique reste à parfaire. Notre rapport examine son utilisation actuelle au Québec, sa cohérence avec les pratiques internationales, et les possibilités d’intégration plus systématique dans le processus décisionnel québécois. Il analyse également les interactions potentielles entre le coût social du carbone et les outils existants, comme le SPEDE.

Mettre un prix sur la pollution pour prendre les bonnes décisions…

Ce qu'il faut retenir

  • Dans la lutte aux changements climatiques, les mécanismes de prix sont particulièrement efficaces pour orienter les décisions des acteurs – ménages, entreprises, gouvernement – vers les meilleurs comportements et investissements. Ils offrent plus de flexibilité que la réglementation et sont souvent moins coûteux que les subventions.

  • Il existe deux principaux outils pour internaliser le « coût de polluer » : la tarification du carbone (taxe ou système d’échange), qui fixe un prix explicite sur les émissions, et le coût social du carbone (CSC), qui reflète plutôt les impacts sur la santé, l’environnement et la qualité de vie.

  • Le Québec dispose d'un système d'échange de droits d'émission (SPEDE), mais l'intégration systématique du coût social du carbone dans ses analyses coûts-avantages permettrait de mieux valoriser les projets sobres en carbone. Le gouvernement, en tant que législateur et important donneur d'ordres, pourrait montrer la voie en appliquant le CSC dans l'évaluation de ses projets et réglementations.

Différents mécanismes pour internaliser le coût de polluer

Pour réduire l’impact de nos émissions de gaz à effet de serre, nous disposons d’outils économiques qui intègrent à la fois le coût des dommages climatiques et les investissements nécessaires pour réduire ces émissions. Ces outils se traduisent par deux grandes approches.

La première consiste à donner un prix explicite aux émissions, créant ainsi une motivation financière claire pour les réduire. La taxe carbone canadienne en est un exemple : elle fixe un prix sur les émissions et redistribue les revenus aux ménages. Dans le même esprit, les marchés du carbone, comme celui du SPEDE au Québec, permettent aux entreprises d’échanger des droits d’émission tout en respectant une limite globale. Cette flexibilité est particulièrement importante pour les industries qui font face à la concurrence internationale. L’objectif est simple : le coût d’émettre une tonne de GES doit atteindre un niveau tel qu’il devient plus rentable de réduire ses émissions. C’est ce qu’on appelle le coût marginal d’atténuation, soit le coût pour réduire une tonne supplémentaire de CO₂ à l’aide d’une technologie ou d’une mesure donnée. Plus concrètement, quand le coût pour émettre des GES (par une taxe ou un marché du carbone) dépasse ce coût marginal, les entreprises et les ménages adoptent naturellement des solutions moins polluantes. Cela permet de réduire les émissions de manière efficace tout en maintenant une certaine souplesse pour s’adapter aux réalités économiques.

La seconde approche vise à mesurer le coût réel des émissions pour la société. Ce « coût social du carbone » (CSC) va au-delà des dépenses directes des entreprises pour refléter tous les impacts sur notre société : santé, environnement, qualité de vie. En général, le coût social inclut le coût privé de l’entreprise, de sorte que : Coût social = coût privé (initial) de l’entreprise + coûts externes encourus par les tierces parties.

Un tel coût du carbone est typiquement utilisé comme outil de tarification, notamment dans des analyses coûts-avantages (ACA) des gouvernements pour attribuer un prix aux émissions de GES.

Ces coûts doivent aussi inclure d’autres impacts, souvent plus difficiles à quantifier, comme l’effet sur le bien-être des espèces animales dépendantes de cet écosystème, la perte potentielle de loisirs sécuritaires, ainsi que les conséquences sur la santé et le bonheur. Les économistes utilisent diverses méthodes, nécessitant souvent de multiples hypothèses, pour intégrer ces valeurs dans leurs évaluations.

Intégrer le CSC dans les analyses coûts-avantages

L’analyse coûts-avantages (ACA) constitue un outil fondamental d’aide à la décision permettant d’évaluer systématiquement les impacts positifs et négatifs des projets et politiques publiques. Pour être complète et pertinente, cette analyse doit intégrer non seulement les coûts et bénéfices directs, mais également les externalités – ces effets indirects qui affectent la société sans être reflétés dans les prix du marché. En matière environnementale, la prise en compte d’un CSC peut être porteuse puisque les émissions de GES ont des impacts qui se manifestent sur le long terme et à l’échelle mondiale.

Prenons l’exemple d’un gouvernement qui évalue deux options pour relier deux villes : l’expansion d’une autoroute ou le développement d’une ligne ferroviaire. Sans la prise en compte du CSC, l’analyse pourrait favoriser l’autoroute en se basant uniquement sur les coûts de construction et d’entretien. Or, en intégrant les émissions de GES sur la durée de vie des infrastructures, le train pourrait s’avérer l’option la plus avantageuse pour la société.

De même, lors de l’élaboration d’une nouvelle réglementation sur l’isolation des bâtiments, ne pas considérer le CSC pourrait conduire à des normes trop peu ambitieuses. Une analyse qui intégrerait les impacts climatiques à long terme justifierait des standards plus élevés, générant des économies d’énergie et une réduction significative des émissions sur plusieurs décennies.

Coût social du carbone et tarification : des concepts liés, mais distincts

La tarification du carbone et son coût social sont deux concepts complémentaires qui jouent des rôles différents dans la lutte contre les changements climatiques.

La tarification explicite du carbone, qu’elle prenne la forme d’une taxe ou d’un marché du carbone, vise à atteindre des objectifs précis de réduction des émissions de GES. Dans un système de plafonnement et d’échange comme le SPEDE, les quantités d’émissions autorisées diminuent progressivement pour respecter les cibles de réduction, et le prix des droits d’émission s’ajuste en conséquence. Une taxe carbone, elle, est calibrée pour refléter le coût marginal de réduction des émissions nécessaire à l’atteinte des objectifs fixés.

Le CSC, en revanche, estime la valeur monétaire des dommages causés par l’émission d’une tonne de CO₂. Cette estimation intègre l’ensemble des impacts climatiques, sanitaires et économiques, actuels et futurs, à l’échelle mondiale.

Les outils de tarification : la solution la moins chère et la moins perturbante pour réduire les émissions

Pour atteindre leurs objectifs climatiques, les gouvernements disposent en réalité de trois principaux leviers d’action, chacun ayant son rôle à jouer selon le contexte.

  1. La réglementation, comme l’interdiction de certaines pratiques ou technologies très polluantes, est particulièrement efficace quand les solutions de rechange sont peu coûteuses. Il peut s’agir, par exemple, de bannir certains équipements énergivores lorsque d’autres solutions abordables existent déjà sur le marché ;

  2. Les subventions, qu’elles soient destinées aux entreprises ou aux ménages, peuvent accélérer l’adoption de technologies vertes en réduisant leur coût initial. Elles sont particulièrement utiles pour soutenir l’innovation ou aider les ménages à faible revenu dans leur transition énergétique ;

  3. Les outils de tarification, taxe, SPEDE, CSC, présentent un avantage unique : elle laisse aux entreprises, aux gouvernements et aux ménages la liberté de choisir leurs propres solutions. Une famille peut décider d’utiliser davantage les transports en commun, d’opter pour un véhicule plus économe, ou même de maintenir ses habitudes si les solutions de rechange sont trop contraignantes. Les entreprises, qui connaissent le mieux leurs opérations, peuvent identifier les solutions les plus efficaces pour réduire leurs émissions tout en préservant leur rentabilité.

Selon la Commission de l’écofiscalité du Canada, bien que d’autres approches soient possibles, remplacer entièrement la tarification du carbone par des réglementations et des subventions serait plus coûteux et plus perturbateur pour l’économie. Une telle approche nécessiterait une intervention gouvernementale plus importante dans les décisions des entreprises, créant potentiellement plus d’inefficacités. En janvier 2019, le Wall Street Journal, connu pour sa ligne éditoriale économiquement conservatrice, publiait une lettre signée par 45 économistes de renom. Des experts y soutenaient qu’une taxe carbone était la méthode la plus efficace sur le plan économique pour lutter contre les changements climatiques. En 2024, une lettre d’économistes canadiens défendait ce même constat.

Encadré 1 : Différents concepts de coûts

Dans la lutte contre les changements climatiques, les décideurs publics et privés s’appuient sur des outils économiques pour guider leurs choix et orienter les comportements vers des pratiques plus durables. Parmi ces outils, la taxe carbone ou le SPEDE, le coût marginal d’atténuation et le coût social du carbone (CSC) jouent des rôles essentiels, mais distincts. Comprendre ces concepts et leurs complémentarités est fondamental pour évaluer et mettre en place des politiques climatiques efficaces. Leurs objectifs et caractéristiques sont résumés dans le tableau ci-dessous.

tableau 1
Taxe carbone, coût marginal d’atténuation et CSC

…et pour être plus équitable entre les générations

Ce qu'il faut retenir

  • Les changements climatiques amplifient plusieurs formes d'inégalités - entre générations, individus et nations. Le coût social du carbone (CSC) vise avant tout à corriger l'iniquité intergénérationnelle en comparant coûts présents et bénéfices futurs via un taux d'actualisation.

  • Si le CSC aide à protéger les générations futures, son application doit aussi tenir compte des disparités socioéconomiques actuelles. Les mécanismes de tarification du carbone doivent intégrer des mesures compensatoires pour les ménages vulnérables afin d'assurer une transition juste et équitable.

Iniquités intergénérationnelles : considérer la voix des générations futures

Le CSC est donc un outil porteur pour évaluer les dommages des changements climatiques. Cependant, ces dommages sont étalés dans le temps. Ainsi, les tierces parties affectées par les activités d’une usine polluant un lac sont bel et bien vivantes et peuvent demander des compensations pour les dommages subis. De même, les personnes prenant part à des activités générant à long terme des coûts pour la société peuvent être taxées pour compenser ces externalités. Cependant, lorsque les impacts s’étendent sur plusieurs générations, la question devient plus complexe : bien qu’il soit à la fois économiquement et philosophiquement (voir document annexe) justifiable de tenir compte des générations futures dans nos décisions, il peut être politiquement difficile de susciter l’adhésion de la population pour des sacrifices actuels et localisés, afin de réaliser des bénéfices diffus qui ne seront souvent perceptibles que bien au-delà de nos frontières et de notre époque.

Il faut donc une méthode pour justifier le niveau de compromis que nous sommes prêts à effectuer aujourd’hui : l’approche économique recommande l’utilisation d’un taux d’actualisation pour mettre sur une échelle commune les coûts et les bénéfices actuels et futurs.

Le taux d’actualisation est un outil financier permettant d’évaluer des décisions ayant des impacts sur différentes périodes. Dans le contexte environnemental, il aide à comparer les coûts immédiats (comme les investissements dans les technologies vertes) avec les bénéfices futurs (comme la réduction des impacts climatiques). Un taux d'actualisation bas donne plus de poids aux générations futures en considérant que les coûts climatiques futurs sont presque aussi importants que ceux d'aujourd'hui, tandis qu'un taux d'actualisation élevé minimise ces coûts futurs, favorisant ainsi les bénéfices à court terme et réduisant l'incitation à agir immédiatement contre le changement climatique.

Les estimations du CSC calculées par Environnement et Changement climatiques Canada (ECCC) retiennent un taux d’actualisation de 2 %. L’utilisation de ce taux de 2 % s’aligne sur le guide réglementaire du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, qui recommande l’équation de Ramsey pour le calcul du taux d’actualisation social (voir le document annexe). Aux États-Unis, l’Environmental Protection Agency (EPA) emploie un taux d’actualisation dynamique, ajusté en fonction de l’horizon temporel, dont la moyenne se situe également autour de 2 %.

Iniquités entre les ménages

Au-delà des inégalités intergénérationnelles, la transition climatique accentue également les disparités entre ménages, qui devront être prises en compte dans l’élaboration des politiques d’atténuation et d’adaptation.

En ce qui concerne la problématique actuelle, les ménages moins fortunés sont appelés à vivre davantage les conséquences du réchauffement : leurs habitations sont souvent moins bien isolées, les coûts de climatisation et de chauffage représentent une plus grande proportion de leurs budgets et ils travaillent moins souvent dans des endroits protégés du climat, ce qui augmente leur exposition aux températures extrêmes.

Quant aux solutions, des mesures comme les taxes sur le carbone peuvent initialement peser plus lourdement sur les ménages moins aisés, ceux-ci consommant une plus grande proportion de leurs revenus. Cependant, il est possible de compenser ces ménages en redistribuant une partie des recettes de la taxe par des transferts ciblés. Par exemple, une remise pour les particuliers (comme c’est le cas au Canada aujourd’hui), des crédits d’impôt remboursables, une hausse du crédit d’impôt pour solidarité, des subventions pour l’amélioration de l’efficacité énergétique des habitations et des investissements dans les transports publics peuvent atténuer l’impact de la taxe sur les ménages vulnérables. En orientant les revenus de la taxe vers de tels mécanismes de soutien, il est possible d’alléger les pressions économiques sur les ménages moins fortunés tout en conservant les incitations à réduire son empreinte carbone.

Ces mécanismes de redistribution peuvent à leur tour entraîner certaines distorsions économiques, et ces coûts doivent être pris en compte lors de la mise en place de politiques environnementales.

Iniquités historiques

Le CSC se veut un outil qui prend en compte l’ensemble des dommages des changements climatiques (global et intergénérationnel) mais sa potentielle utilisation à l’avenir n’efface pas les iniquités historiques. La disparité historique des émissions de GES entre les pays industrialisés et les nations en développement pose un défi majeur dans le cadre de la tarification du carbone. Les pays développés, responsables d’une part significative des émissions cumulatives depuis la révolution industrielle, ont bénéficié de leur contribution au réchauffement climatique pour stimuler leur croissance économique. À l’inverse, les nations en voie de développement, souvent les moins responsables des émissions historiques, subissent de manière disproportionnée les impacts des changements climatiques comme des catastrophes naturelles et des pertes économiques.

Ce déséquilibre a conduit à des initiatives comme le Fonds de réponse aux pertes et préjudices, qui vise à offrir un soutien financier aux pays vulnérables pour gérer les impacts climatiques croissants.

En regardant vers l’avenir, il peut sembler injuste d’imposer des restrictions strictes aux pays en développement, dont la population est encore marquée par des niveaux de vie plus bas et qui aspirent légitimement à une croissance rapide pour combler cet écart.

Ainsi, bien que le sujet dépasse le cadre de ce rapport, il sera nécessaire de réfléchir à des mécanismes d’équité qui reconnaissent ces déséquilibres historiques tout en permettant aux pays moins avancés de poursuivre leur développement de manière durable. Ces mécanismes pourraient inclure, par exemple, des technologies propres subventionnées ou des accords d’atteinte progressive de cibles afin de favoriser un développement équitable à l’échelle mondiale. À ce titre, la COP29, tenue en novembre 2024 en Azerbaïdjan, a mené à un engagement des principaux pays industrialisés (Europe, États-Unis, Canada, Australie, Japon, Nouvelle-Zélande) à fournir au moins 300 milliards $ par année aux nations en développement à compter de 2035. Cet investissement vise à les aider à faire face aux aléas climatiques et à financer la décarbonation de leurs économies. Cette somme est jugée largement insuffisante par certains experts et des représentants de pays en développement.

Estimer le coût social du carbone : un exercice complexe aux résultats variés

Ce qu'il faut retenir

  • La tarification du carbone et le coût social du carbone (CSC) jouent des rôles distincts, mais complémentaires : la première vise à réduire les émissions, tandis que le second évalue les dommages environnementaux et sociétaux par tonne de CO₂.

  • Le calcul du CSC, basé sur des modèles complexes intégrant de nombreuses variables climatiques et sociales, génère des estimations qui varient selon la méthodologie et les hypothèses retenues.

  • Au Québec, contrairement à d’autres juridictions comme le Canada ou les États-Unis, la valeur proposée par le ministère des Transports et de la Mobilité durable (MTMD) reste parmi les plus basses, sans directives provinciales harmonisées. Cette approche pourrait sous-estimer les impacts réels des émissions de GES alors que l’évolution des connaissances scientifiques suggère une réévaluation à la hausse. Bien que les changements climatiques soient un défi mondial, chaque gouvernement conserve son autonomie dans l’établissement de ces valeurs.

Dans un monde idéal, la tarification du carbone s’alignerait sur son coût social, créant ainsi des incitatifs économiques parfaitement calibrés avec les impacts réels des émissions. Cependant, plusieurs facteurs compliquent cette harmonisation :

  • Chaque juridiction définit ses propres objectifs et instruments de politique climatique ;

  • Les impacts des émissions sont mondiaux et s’étendent sur le long terme, alors que leur tarification est locale et immédiate.

L’estimation du CSC est particulièrement complexe et comporte des incertitudes importantes. Cependant, elle permet d’établir plus clairement les dommages liés aux émissions de GES.

Différentes méthodes pour calculer le CSC

L’estimation chiffrée du CSC varie selon plusieurs facteurs : la modélisation des changements climatiques à venir, les types de dommages pris en compte (santé, agriculture, infrastructures) et la façon de comparer les coûts actuels et futurs, aussi appelée taux d’actualisation.

Pour arriver à des valeurs quantitatives, le CSC est généralement calculé à l’aide de « modèles d’évaluation intégrée » (MEI). Les MEI décrivent la trajectoire par laquelle une tonne supplémentaire d’émissions entraîne un changement dans les concentrations atmosphériques de CO₂ qui, à son tour, engendre des changements dans la température moyenne à la surface du globe et dans les précipitations. Ces changements entraînent ensuite des répercussions biophysiques sur l’agriculture et le niveau de la mer, et finissent par nuire à notre économie et au bien-être des êtres vivants. Cette approche requiert plusieurs estimations complexes et hypothèses. Pour plus de détails sur ce processus, le document annexe explore le sujet plus en détail.

L’estimation du CSC intègre une grande variété de dommages dont la quantification dépend de la disponibilité et de la qualité des données :

  • L’augmentation des coûts de santé due aux vagues de chaleur, aux phénomènes météorologiques extrêmes et à la pollution ;

  • Les dommages aux infrastructures et aux biens provoqués par l’élévation du niveau de la mer et les tempêtes ;

  • La réduction de la productivité agricole dans certaines régions liée à des conditions climatiques de plus en plus imprévisibles ;

  • La perte de biodiversité et la dégradation des écosystèmes marins qui affectent à la fois les écosystèmes naturels et leur utilité pour l’humanité (absorption de CO₂, protection par les récifs coralliens, activités économiques de la pêche, etc.).

Puisque les émissions de CO₂ affectent l’ensemble de la planète, peu importe leur lieu d’origine, ce coût devrait théoriquement être le même partout. Pourtant, les gouvernements et organisations à travers le monde utilisent des estimations différentes.

Une estimation du CSC plus faible au Québec qu’ailleurs

Depuis 2010, de nombreuses juridictions intègrent un CSC dans des processus d’analyses coûts-avantages de projets d’investissement ou d’impacts réglementaires. Bien que plusieurs instances gouvernementales puissent développer leurs propres estimations du CSC, certains pays, comme le Canada et les États-Unis, ont mis en place une coordination fédérale pour assurer leur cohérence.

Au Québec, le seul document officiel intégrant une estimation des coûts des GES est le Guide de l’analyse coûts-avantages des projets publics en transport routier, publié périodiquement par le ministère des Transports et de la Mobilité durable (MTMD). Ce guide présente un tableau des coûts des émissions de GES des véhicules routiers, une approche qui s’apparente au concept de coût social du carbone. Pour l’année 2024, cette valeur est fixée à 128 $ CA par tonne de CO₂, soit 116 $ CA de 2021 lorsqu’ajustée pour la comparaison internationale

Le graphique 1 décrit les CSC estimés par différentes entités en Amérique du Nord. En théorie, un taux d’actualisation plus élevé réduit le poids des dommages futurs, ce qui diminue généralement le CSC. Plusieurs évaluations proposent un intervalle de valeurs. Nous retenons la donnée qui représente le bas de la fourchette.

graphique 1
Valeurs du coût social du carbone (CSC) et du taux d'actualisation selon diverses institutions

SOURCE : ECCC (2023), EPA (2022), U.S. Department of Transportation (2022), UK Government (2022), Rennert et al. (2022), Gouvernement du Québec (2023).

Les différentes juridictions estiment généralement le coût social du carbone sous forme d'intervalles, reflétant les incertitudes liées aux méthodologies et aux hypothèses retenues. Les estimations les plus basses du CSC se situent entre 78 $ et 271 $ par tonne de CO₂, avec aux États-Unis une moyenne d’environ 200 $. Ces estimations montrent une cohérence relative entre les pays, en particulier lorsqu’elles sont ajustées pour la parité de pouvoir d’achat.

Le Québec se distingue par un CSC parmi les plus faibles, bien que son taux d’actualisation (2,7 %) soit similaire à celui d’autres juridictions, comme le Royaume-Uni (3,5 %) et les États-Unis (2 %).

Un CSC sous-évalué?

Ces estimations font l’objet de plusieurs critiques. Par exemple, en 2021, le groupe de travail interagence (GTI) aux États-Unis a relevé des lacunes, notamment une prise en compte insuffisante des impacts climatiques globaux qui influencent indirectement le bien-être national, ainsi que l’utilisation de taux d’actualisation sociaux sous-évaluant les effets à long terme des changements climatiques (voir le document annexe).

Comme mentionné dans l’encadré ci-dessous, des recherches indiquent que les estimations actuelles sous-évaluent à la fois les dommages climatiques et les bénéfices d’une réduction des émissions (en plus de soulever des questions éthiques, notamment quant à la valeur monétaire des vies humaines sauvées grâce à des mesures prises aujourd’hui). Au gré de l’évolution des connaissances scientifiques, l’estimation du CSC pourrait donc être ajustée par les instances qui les utilisent. Ce constat met en évidence l’importance de mettre en place des signaux de prix clairs et évolutifs, essentiels pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050.

Encadré 2 : Autres impacts à inclure dans la mesure du CSC

Les externalités présentées en début de section ne sont pas exhaustives, ce qui illustre bien la difficulté de quantifier les multiples impacts des émissions de GES. Quels coûts devraient être inclus? Comment les catégoriser de façon exhaustive (en s’assurant de ne pas faire de double comptage)?

Voici quelques externalités économiques importantes, parfois relevées par certains critiques du CSC (voir le document annexe) :

  • Coûts économiques liés aux migrations climatiques : Les changements climatiques contraignent certaines communautés à migrer, générant des coûts économiques et sociaux pour l’adaptation des infrastructures. Ces migrations entraînent d’autres répercussions politiques et économiques pour les pays d’origine (dont la fuite des cerveaux) et de destination (défis liés à l’intégration, à la sécurité et à la stabilité sociale).

  • Perturbations des chaînes d’approvisionnement : Les événements climatiques extrêmes perturbent les chaînes d’approvisionnement, affectant la production, le transport et l’entreposage des biens. Ces perturbations engendrent des pertes économiques importantes pour les entreprises et se traduisent par des hausses de prix pour les consommateurs.

  • Impacts sur les ressources en eau : Les sécheresses et la modification des cycles de précipitations affectent la disponibilité de l’eau douce, ce qui accroît les coûts de gestion et de distribution de l’eau et entraîne des défis quant à une accessibilité équitable.

  • Augmentation des coûts d’énergie pour le refroidissement : La hausse des températures entraîne une demande accrue en énergie pour le refroidissement, augmentant les coûts pour les ménages et les entreprises et mettant sous pression les infrastructures énergétiques.

Un outil encore peu utilisé au Québec

Ce qu'il faut retenir

  • Alors que plusieurs juridictions, dont le Canada et les États-Unis, intègrent systématiquement le CSC dans leurs analyses coûts-avantages, son usage au Québec reste limité à un seul ministère, soit le ministère des Transports et de la Mobilité durable.

  • À 116 $ la tonne, la valeur du coût social du carbone utilisée au Québec apparaît modeste, même face aux États-Unis où elle se situe en moyenne à près de 200 $. Cette évaluation conservatrice risque de sous-estimer les véritables impacts des émissions de GES dans les décisions publiques.

Le Guide de l’analyse coûts-avantages des projets publics en transport routier du Québec

Bien que des pays comme le Canada et les États-Unis aient déjà recours à un CSC dans des outils de tarification implicite du carbone, comme les analyses coûts-avantages pour des décisions d’investissement, cette approche n’a pas encore été pleinement adoptée par le gouvernement du Québec.

Seule une variante du CSC est utilisée par le MTMD dans ses analyses. Cependant, le gouvernement ne fait pas de recommandation formelle en ce qui a trait à la prise en compte du CSC dans les analyses coûts-avantages que font l’ensemble des ministères. À titre d’exemple, la Loi sur les infrastructures publiques et la Directive sur la gestion des projets majeurs d’infrastructure publique du Conseil du Trésor du Québec ne mentionnent pas de CSC.

Gouvernement fédéral canadien : une utilisation systématique du CSC

En 2010, ECCC a mené un examen interministériel des méthodes d’évaluation des émissions de GES. Cet exercice a mené à la recommandation d’adopter des valeurs du CSC fondées sur les recherches et des analyses publiées en 2010 par le Groupe de travail interagence.

Depuis, le gouvernement du Canada exige que les ministères et organismes incluent une analyse coûts-avantages dans leurs énoncés d’analyse d’impact réglementaire en intégrant les estimations du CSC. Cette pratique est également appliquée dans les études d’impact fédérales sur les grands projets, où les valeurs du CSC jouent un rôle clé dans l’évaluation des conséquences environnementales et économiques. En utilisant ces données, les décideurs peuvent mieux mesurer les bénéfices environnementaux et comparer les coûts et avantages des politiques proposées, favorisant ainsi des choix plus durables et responsables sur le plan climatique.

Encadré 3 : exemples d’utilisation du CSC au Canada

En 2022, ECCC a utilisé le coût social du carbone pour évaluer l'intérêt économique des modifications au système de tarification du carbone pour les grands émetteurs industriels. Cette méthode a permis de comparer le coût des réductions d'émissions (environ 119 $ par tonne de CO2 évitée) aux dommages climatiques qui seraient évités (variant de 52 $ à 443 $ par tonne). Comme plusieurs de ces estimations dépassaient le coût des réductions visées, le ministère a pu conclure que les bénéfices climatiques des modifications dépasseraient probablement leurs coûts pour la société.

Cette approche a aussi été utilisée pour évaluer les modifications au système de tarification du carbone pour les grands émetteurs industriels. En chiffrant ainsi la valeur des dommages évités grâce aux réductions d’émissions, le gouvernement peut mieux justifier ses décisions en matière de politique climatique, même quand les coûts de mise en œuvre sont importants ou incertains.

Les estimations du CSC permettent de quantifier les bénéfices supplémentaires de la réduction des émissions de GES dans le cadre d’une analyse coûts-avantages. Elles offrent aux décideurs publics une méthode pour évaluer les impacts environnementaux et économiques d’une action politique particulière, en comparant les réductions potentielles d’émissions aux coûts associés.

Le gouvernement fédéral américain : un cadre commun

En 2008, le Center for Biological Diversity a poursuivi le gouvernement américain en justice pour de nouvelles normes d’économie de carburant, en soutenant qu’en ne tenant pas compte des coûts futurs liés aux changements climatiques. Les tribunaux ont statué en faveur de l’organisme et ont exigé que le gouvernement américain tienne compte des coûts et des bénéfices des changements dans les émissions de GES dans son analyse économique.

En 2009, l’Interagency Working Group (IWG) on Social Cost of Greenhouse Gases a été constitué dans le but de déterminer la méthodologie optimale pour évaluer les effets nets des émissions des GES et de garantir la cohérence des valeurs utilisées par les agences fédérales. L’objectif principal de ce processus était d’assurer l’utilisation des meilleures données disponibles et de favoriser une approche uniforme dans l’évaluation des avantages et des inconvénients des réglementations visant à réduire ou à augmenter les émissions de CO₂. Selon l’organisation, la valeur du CSC en 2025 serait de 83 $ US (dollars de 2020) en appliquant un taux d’actualisation de 2,5 %.

En parallèle, en 2010, la EPA a instauré un cadre scientifique pour encadrer les analyses économiques des politiques environnementales, notamment les directives sur l’évaluation des bénéfices, des coûts et des impacts économiques. Ce cadre repose sur un taux d’actualisation dynamique, avec une valeur centrale moyenne de 2 %.

Depuis, la EPA et d’autres agences gouvernementales utilisent le CSC dans leurs analyses coûts-avantages pour évaluer les impacts climatiques des réglementations, en intégrant des éléments comme la productivité agricole, la santé humaine et les dommages matériels causés par les inondations. En 2023, l’administration Biden a étendu considérablement l’application du CSC, l’intégrant à la planification budgétaire fédérale, aux décisions d’autorisation, aux programmes d’aide étrangère et, potentiellement, aux marchés publics. Parmi les initiatives notables, on retrouve de nouvelles règles visant à réduire la pollution des cimenteries, des usines et des raffineries de pétrole.

Cependant, l’avenir de ces mesures a été remis en question le 29 janvier 2025, lorsque le Département des Transports américain a publié un ordre marquant un recul dans l’intégration du CSC dans l’élaboration des politiques publiques. En mettant l’accent sur une analyse économique centrée sur les impacts immédiats et mesurables, cette directive met au second plan les externalités environnementales. Ce changement pourrait ainsi réduire l’influence du CSC dans l’évaluation des projets de transport et compromettre la prise en compte des coûts climatiques à long terme.

Plus récemment, en 2023, la cour du Montana a jugé inconstitutionnel le fait que l’État n’intègre pas les impacts climatiques dans l’approbation des projets liés aux combustibles fossiles. Cette décision s’appuyait sur la constitution de l’État, qui garantit un « droit à un environnement propre et sain » et impose à l’État et aux citoyens la responsabilité de préserver et d’améliorer l’environnement « pour les générations actuelles et futures. »

Certaines personnes estiment que ce jugement pourrait faire jurisprudence à l’échelle des États-Unis, particulièrement dans des États comme l’Utah, la Virginie et Hawaï, où des garanties constitutionnelles similaires protègent le droit à un environnement sain.

Des exemples au sein des États américains

Bien que le CSC ait initialement été conçu pour les analyses fédérales, certaines personnes soutiennent son utilisation dans d’autres contextes. Ainsi, plusieurs États américains l’utilisent déjà pour évaluer l’impact des émissions de GES dans divers secteurs (environnement, transport, énergie, etc.). Dans la pratique, ce recours au CSC se manifeste de plusieurs façons :

  • Réglementations environnementales et énergétiques : À New York et dans l’Illinois, le CSC sert de base au calcul des « crédits zéro émission » versés aux services publics d’électricité. Au Colorado, au Minnesota et dans l’État de Washington, les services publics sont tenus d’intégrer le CSC fédéral dans leur planification des ressources. En Californie, une loi récente impose l’intégration du CSC dans l’évaluation des politiques publiques, tandis que le Department of Transportation l’emploie pour analyser l’impact climatique des projets de transport.

  • Systèmes de plafonnement et d’échange : Des États comme le New Jersey, New York, le Vermont, la Californie, le Minnesota, le Colorado et Washington combinent l’utilisation du CSC avec un système de plafonnement et d’échange de droits d’émission, une approche potentiellement transposable au Québec.

  • Incitations pour les énergies renouvelables : Globalement, l’intégration du CSC met en évidence les bénéfices économiques, environnementaux et sanitaires associés à la réduction des émissions, justifiant ainsi l’adoption de programmes d’efficacité énergétique et d’incitatifs pour les énergies propres.

Un constat important qui se dégage de ces initiatives est que le CSC est principalement utilisé pour justifier l’adoption des énergies renouvelables et des incitatifs économiques à la réduction de la demande énergétique.

L’utilisation combinée du CSC et des systèmes de plafonnement et d’échange offre une approche complémentaire pour la lutte contre les changements climatiques. En effet, l’intégration du CSC dans les analyses coûts-avantages met en lumière les bénéfices économiques des actions environnementales, justifiant les investissements dans les énergies renouvelables, tandis que les systèmes de plafonnement et d’échange encouragent directement les industries à réduire leurs émissions. Cette combinaison crée un cadre robuste pour une transition vers une économie à faibles émissions de carbone.

Coût social du carbone : enjeux et opportunités pour les politiques climatiques du Québec

Ce qu'il faut retenir

  • L'expérience du ministère des Transports dans l'intégration du CSC pourrait aider d'autres ministères à adopter cette approche en fournissant un modèle pratique et des leçons concrètes sur son application dans le contexte québécois.

  • L'intégration systématique du CSC dans les politiques québécoises viendrait complémenter le SPEDE existant, permettant une meilleure évaluation des impacts économiques et environnementaux des émissions de GES à long terme, comme l'ont démontré d'autres juridictions.

  • Pour faciliter l'adoption du CSC, le Québec pourrait s'appuyer sur la méthodologie d'Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), tout en établissant un cadre réglementaire robuste pour assurer la cohérence des pratiques et la résilience face aux changements politiques.

Tirer des leçons de l’initiative du MTMD

Malgré l’initiative prometteuse du MTMD d’intégrer le CSC dans ses analyses coûts-avantages, cette démarche reste, à ce jour, une exception au sein du gouvernement. Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi cette approche novatrice n’a pas encore été adoptée par d’autres ministères et organismes (MO).

Un obstacle majeur à l’adoption généralisée du CSC réside dans le manque de reddition de comptes concernant les résultats des évaluations réalisées par le MTMD. À l’heure actuelle, ces résultats ne sont pas systématiquement publiés, limitant ainsi l’accès du public à des informations cruciales pour un débat éclairé sur les politiques publiques.

Pourtant, rendre ces évaluations accessibles permettrait non seulement d’enrichir les débats publics, mais également de fournir des preuves tangibles des bénéfices de l’intégration du CSC, encourageant ainsi d’autres ministères à suivre cet exemple. La publication systématique des évaluations intégrant le CSC pourrait contribuer à surmonter la prudence administrative en offrant un cadre de référence solide pour d’autres ministères et organismes.

S’entendre sur une valeur du coût social du carbone

L’intégration du CSC dans les analyses coûts-avantages est une tâche méthodologiquement complexe, qui exige des ressources importantes en matière de données précises et de compétences techniques spécialisées. L’évaluation des impacts environnementaux, en particulier ceux liés aux émissions de GES, varie grandement selon les secteurs et le contexte propre à chaque projet. De ce fait, les MO qui exercent leurs activités dans des secteurs où les émissions de GES sont moins directes ou plus difficiles à quantifier peuvent considérer l’intégration du CSC comme une priorité de moindre importance. En outre, les ressources financières et l’expertise nécessaires pour réaliser ces analyses rigoureuses ne sont pas toujours disponibles de manière égale dans tous les MO, ce qui constitue un frein supplémentaire à l’adoption de cette approche.

Une approche possible serait d’adopter la méthodologie développée par ECCC, qui s’appuie sur l’état actuel de la littérature scientifique. Le Québec pourrait ainsi envisager une valeur du CSC alignée sur la fourchette proposée par ECCC, qui offre différentes options en fonction du taux d’actualisation retenu.

Sans directive gouvernementale claire imposant l’intégration du CSC dans l’évaluation des projets par l’ensemble des ministères, son adoption reste à la discrétion de chacun, ce qui peut en ralentir la généralisation. Cette situation s’explique en partie par une approche prudente des administrations publiques, qui adoptent souvent progressivement de nouvelles pratiques, surtout en l’absence de directives précises ou de retours d’expérience concrets.

Concilier SPEDE et CSC

Dans un contexte de lutte aux changements climatiques, il est important de mener des analyses coûts-avantages et d’y intégrer le CSC. Cette démarche soulève toutefois deux défis majeurs. Le premier concerne la détermination de la valeur à utiliser. Bien que les estimations varient, celle proposée par ECCC pourrait servir de référence crédible. Le second défi consiste à harmoniser cet outil avec ceux existants de tarification du carbone, notamment le SPEDE.

Les cadres législatifs restent sensibles aux changements d’orientation politique. Par exemple, la Virginie s’est retirée du Regional Greenhouse Gas Initiative (RGGI) après l’élection d’un nouveau gouverneur en 2021, avant de revenir sur cette décision en 2024. En Pennsylvanie, la cour de l’État a jugé l’adhésion au RGGI inconstitutionnelle, une décision que le gouverneur actuel prévoit de contester en appel. Bien que ces situations s’inscrivent dans des contextes institutionnels distincts, elles soulignent l’importance d’un cadre juridique solide pour limiter l’impact des fluctuations politiques et garantir la prévisibilité des politiques climatiques, d’autant plus que les choix adoptés auront des répercussions à long terme.

Encadré 4 : Des enjeux pour concilier deux valeurs aux émissions de carbone

L’utilisation du CSC plutôt que le prix du SPEDE peut transformer l’évaluation économique de certains projets. Prenons l’exemple d’une nouvelle ligne d’autobus électrique en banlieue.

En utilisant le prix du carbone du SPEDE (53 $/tonne), l’analyse coûts-avantages sur 20 ans montre une valeur actualisée nette négative de 10 millions $. En effet, les coûts d’infrastructure et d’opération de 100 millions $ dépassent les bénéfices combinés, qui totalisent 112 millions $ (réduction de la congestion, émissions de GES évités, etc.).

Toutefois, en appliquant un CSC de 200 $ la tonne (dans la fourchette de 78 $ à 271 $), la même réduction d’émissions est maintenant valorisée à 160 millions $, découlant de la prise en compte de l’ensemble des dommages des changements climatiques évités. La valeur actualisée nette devient positive, à 130 millions $, justifiant ainsi l’investissement public du point de vue sociétal.

Cet exemple illustre comment le choix de la valeur carbone influence directement la rentabilité sociale des projets, particulièrement ceux qui génèrent d’importantes réductions d’émissions de GES à long terme.

Les défis à surmonter pour une adoption plus large incluent non seulement des questions techniques, comme la disponibilité des données et l’expertise nécessaire pour calculer le CSC, mais aussi des enjeux législatifs. Sans un cadre réglementaire fort, l’adoption du CSC risque de rester limitée ou incohérente à travers les différents ministères et organismes. De plus, les coûts associés à cette intégration, bien qu’encore mal documentés, devront être évalués attentivement pour assurer que les bénéfices à long terme justifient les dépenses initiales.

L’acceptabilité sociale de l’intégration du CSC dépendra également de la manière dont seront gérés les compromis économiques à court terme, notamment dans les secteurs les plus touchés par la transition énergétique. Le choix des variables, en particulier le taux d’actualisation, pourrait également susciter des débats sur l’équité intergénérationnelle et la priorisation des besoins actuels contre ceux des générations futures. Cependant, contrairement à d’autres instruments de politique climatique plus visibles, comme la tarification du carbone, le CSC agit principalement en arrière-plan des processus décisionnels gouvernementaux. Cette caractéristique pourrait faciliter son adoption en évitant certaines résistances observées face à des mesures plus directes.

Les outils de tarifications actuels par rapport au CSC

Ce qu'il faut retenir

  • Les mécanismes de tarification explicite du carbone – taxe ou marché – suivent une logique distincte de celle du coût social du carbone (CSC). Néanmoins, pour mieux refléter les dommages réels des émissions, il serait souhaitable que ces prix se rapprochent des estimations du coût social.

  • Si la taxe carbone fédérale, à 80 $/tonne, s’approche de certaines estimations du CSC, le prix des droits d’émission dans le SPEDE (53 $/tonne) demeure largement inférieur à toute évaluation du CSC.

Une taxe carbone fédérale de 80 $ en 2024

La taxe carbone au Canada, adoptée en 2016 et en vigueur depuis 2019, vise à encourager les ménages et les entreprises à réduire leurs émissions de GES en rendant plus coûteuses les activités émettrices de CO₂. La politique fédérale établit des normes minimales que les provinces et territoires doivent respecter, sauf s’ils disposent d’un outil de tarification répondant aux exigences fédérales, qui doit être explicitement fondé sur des tarifs ou un système de plafonnement et d’échange.

À ce jour, seuls les Territoires du Nord-Ouest, la Colombie-Britannique et le Québec sont exemptés du système fédéral, n’étant soumis ni à la redevance fédérale sur les combustibles fossiles pour les ménages ni au Système de tarification fondé sur le rendement (STFR) pour les entreprises.

En Alberta, en Saskatchewan, en Ontario, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve-et-Labrador, les entreprises sont actuellement soumises à un système provincial de tarification de la pollution par le carbone pour l’industrie. Les ménages, quant à eux, sont assujettis à la taxe fédérale. Ces derniers bénéficient en cours d’année de crédits de compensation pour atténuer les impacts financiers sur leurs budgets (sujet abordé à la section 2).

Au Yukon, au Nunavut, au Manitoba et à l’Île-du-Prince-Édouard, les ménages (redevances et crédits de compensation) comme les entreprises (STFR) sont assujettis au système fédéral.

graphique 2
Évolution de la taxe carbone au Canada

NOTE : Taxe carbone projetée en $ CA nominaux ; le CSC est présenté en $ CA de 2021, à partir d'un taux d'actualisation de 2% selon la formule de Ramsey. SOURCE : ECCC

Depuis avril 2024, le prix du carbone au Canada est fixé à 80 $ CA par tonne d’équivalent CO₂, avec une augmentation annuelle prévue de 15 $ CA jusqu’en 2030, où il atteindra 170 $ CA par tonne. Bien qu’inférieure à plusieurs des estimations du CSC en vigueur, notamment celui d’ECCC (271 $) cette hausse progressive vise à renforcer les incitations à réduire les émissions et à encourager des investissements dans les technologies propres et les pratiques durables.

Un prix du carbone de 42 $ au Québec en 2024

Le Québec et plusieurs États américains, dont la Californie, l’État de Washington et les 11 États participants au Regional Greenhouse Gas Initiative (RGGI), utilisent des marchés de carbone réglementés.

Ces marchés sont conçus pour internaliser les externalités négatives des industries polluantes. En fixant un plafond global sur les émissions autorisées, ils instaurent un mécanisme permettant aux entreprises d’acheter ou de vendre des droits d’émission. Cela crée une incitation financière directe à réduire les émissions afin d’éviter des coûts supplémentaires.

Le graphique ci-dessous illustre l’évolution des plafonds d’émissions alloués par le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs dans le cadre du SPEDE, de sa mise en œuvre jusqu’à l’année 2030.

Le graphique suivant indique l’évolution du prix du carbone sur le marché Québec-Californie depuis sa création en 2013. Il semble indiquer que les efforts de réduction des émissions commencent à influencer le prix du marché, comme en témoigne le fait que celui-ci se situe désormais régulièrement entre 10 et 20 $ au-dessus du prix minimal.

graphique 3
Historique du prix des unités d'émission de millésime présent aux enchères du Québec et de la Californie

SOURCE : Ministère de l'Environnement, de la lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.

Le prix des émissions du SPEDE est nettement inférieur aux valeurs estimées du CSC dans la majorité des études et des évaluations des organismes concernés. Le prix du carbone généré par le SPEDE était de 42 $ le 19 février 2025.

Le prix de vente final lors des enchères trimestrielles du SPEDE est désormais inférieur au prix plancher suggéré par les normes fédérales. Cet écart a atteint près du double à la fin de 2024 (42 $ contre 80 $). Un prix également bien inférieur au CSC du MTMD (128 $).

L’écart observé entre le CSC et le prix réellement payé pour les émissions peut s’expliquer de différentes façons. Une première explication possible serait que les objectifs climatiques sont trop modestes et ne prennent pas suffisamment en compte les véritables impacts des changements climatiques sur la société. Une autre serait que le système actuel est trop souple et permet aux émetteurs d’éviter de payer le véritable coût de leurs émissions. Enfin, une explication plus optimiste serait que les mesures de réduction sont particulièrement efficaces – c’est-à-dire que la diminution des émissions est réalisable à moindre coût – ce qui ne nécessiterait pas des prix du carbone très élevés pour changer les comportements. Bien que cette étude ne puisse pas déterminer laquelle de ces explications est la plus pertinente, il est important de les garder à l’esprit.

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Conclusion

Notre analyse du coût social du carbone au Québec révèle trois constats majeurs : son utilisation reste limitée à un seul ministère, sa valeur est considérablement plus faible que dans d’autres juridictions comparables, et il n’existe pas de normes harmonisées pour son application à l’échelle gouvernementale.

Ces lacunes sont d’autant plus préoccupantes que le CSC constitue un outil porteur pour éclairer la prise de décision publique. Par exemple, lors de l’évaluation d’un nouveau projet routier, la prise en compte du CSC pourrait favoriser des solutions moins émettrices, comme le transport collectif. De même, dans l’élaboration de normes d’efficacité énergétique pour les bâtiments, le CSC permettrait de mieux justifier des standards plus ambitieux en considérant les bénéfices climatiques à long terme.

L’État a un rôle d’exemplarité crucial à jouer. En intégrant systématiquement le CSC dans ses analyses coûts-avantages, il peut démontrer concrètement sa volonté de prendre en compte l’impact climatique de ses décisions. Cette approche, bien que partielle, contribuerait à une meilleure cohérence entre les ambitions climatiques du Québec et ses choix d’investissements publics.

Le récent recul de l’appui à la portion touchant les ménages de la taxe carbone fédérale soulève un dilemme fondamental : faut-il privilégier des outils de tarification du carbone moins visibles pour le grand public, comme le SPEDE, ou des taxes réservées aux grands émetteurs industriels, au risque de diluer leur efficacité? Ou au contraire, faut-il poursuivre les efforts pour déployer des outils à plus large portée (comme une taxe carbone pour tous)? Est-ce que plus de transparence sur le prix de polluer apporte plus de clivage ou améliore l’adhésion de la société? Malgré leur efficacité, les mécanismes de prix sont-ils voués à être abandonnés parce que trop clivants?

Le récent recul de l’appui à la portion touchant les ménages de la taxe carbone fédérale soulève un dilemme fondamental : faut-il privilégier des mécanismes de tarification du carbone moins visibles pour le grand public, comme le SPEDE, ou cibler uniquement les grands émetteurs industriels, au risque de réduire l’efficacité globale de la mesure? À l’inverse, est-il préférable de maintenir des outils à plus large portée, tels qu’une taxe carbone appliquée à tous? Enfin, une plus grande transparence sur le coût réel de la pollution contribue-t-elle à renforcer l’adhésion sociale pour ce type de politique ou, au contraire, accroît-elle la défiance envers les politiques climatiques?

La solution réside probablement dans un équilibre entre différents outils : la réglementation, les incitatifs économiques et les mécanismes de prix. L’essentiel consiste à maintenir le cap sur nos objectifs climatiques tout en s’assurant que les mesures choisies soient à la fois efficaces et socialement acceptables.